Le Vampire's Club
extrait

Une paire de crocs lumineux invitait à entrer dans le bar à sang de la vieille ville d'Aix-en-Provence. « Vampire’s Club », était-il inscrit juste en dessous en lettres fluorescentes, au cas où l'on n'aurait pas compris. Les vamps, c'était cette microcommunauté juvénile qui espérait que les vampires existent vraiment. Des vampires sexy bien sûr, dangereux, d'une beauté du diable, comme celui qui gardait l'entrée en smoking, cape noire doublée de satin rouge, regard charbonneux, iris écarlates et teint blafard. Luna leva les yeux au ciel. Elle détestait cet univers et n'était ici que pour complaire à Liam. À sa grande horreur, son copain semblait décidé à explorer ce monde ridicule de canines en porcelaine, de visages passés au blanc, de lentilles de contact en forme de pupilles de chat et de tenues érotiques.
Luna était tombée follement amoureuse de ce grand brun à l'air tourmenté l'année d’avant. Il servait à la cafétéria de la fac de médecine quatre jours par mois, en remplacement de Tom, titulaire du poste. Elle avait été frappée par ses yeux sombres, intenses, et il n'avait pas fallu longtemps pour qu'elle lui tombe dans les bras. Il avait été le premier. Il faut dire que Luna n'avait pas eu une vie sociale très intense. En fait elle avait grandi solitaire et méprisée, et avait servi de tête de Turc pendant toute sa scolarité. Ce n'est qu'en quittant son Aveyron natal qu'elle avait trouvé une vie normale. Normale, c’est-à-dire qu'elle se fondait dans un bienheureux anonymat dans la foule des étudiants en médecine ; qu'elle avait même deux amies ; et surtout un petit copain.
Mais cette relation était plutôt bizarre. Le garçon ne daignait lui rendre visite que les quelques jours par mois où il travaillait à la cafétéria. Chose curieuse, elle ne s'en souciait pas vraiment. Elle était tellement absorbée par l'invraisemblable quantité de travail de ses études de médecine qu'elle oubliait carrément son copain dès qu'elle se retrouvait seule. C'était bien pratique. Mais quand il était là, c'était l'amour passion. Elle s'oubliait elle-même. Liam décidait tout : où ils allaient, ce qu'ils feraient, ce que Luna portait. Il l'emmenait en tournée dans les bars de la ville, heureux de se montrer avec une poupée blonde au minois lourdement accentué par le maquillage. Il avait alors l'impression d'être un vrai homme et adorait les regards que sa compagne lui attirait.
Ce soir, pour leur première soirée dans ce club spécial pour vamps, Luna s'était habillée de leggings en (faux) cuir, d'un top scintillant au décolleté vertigineux, le tout avec des escarpins à talons suffisamment hauts pour qu'elle ne les mette jamais par jour de grand vent. Elle détestait cette tenue vulgaire et peu pratique. Pour l'heure elle râlait, se demandant ce qui lui avait pris de céder, encore une fois, aux exigences de son copain ? Avec lui, elle avait l'impression de perdre sa liberté de penser. Elle était tout le contraire de cette fêtarde nocturne et sexy ! Si elle veillait d'habitude tard dans la nuit, c'était seulement pour réviser ses cours – il y avait tant de travail ! – et non à gaspiller son énergie dans l'alcool et son audition dans le heavy metal.
Après que le vampire de l'entrée se soit effacé, Liam poussa la porte sombre du bar, tirant Luna par la main. Elle eut l'impression d'être avalée en franchissant le seuil obscur. Elle pénétra dans une grande salle basse en dôme. Des stalactites anthracite tombaient du plafond, donnant l'impression qu'une mâchoire allait se refermer sur les occupants. À l’intérieur, une musique de dingues lui perça les tympans. Des filles et des garçons dansaient avec des mouvements saccadés accentués par le stroboscope. Les deux jeunes gens s'approchèrent du bar. Liam fit un signe de la main au barman, un homme tatoué, dont le marcel moulait des muscles saillants. Kick – c'était ainsi qu'on l'appelait – sourit, dévoilant une longue paire de crocs factices. Il leur prépara deux verres de sang épais (au goût de framboise et de tequila). Ils allèrent s'asseoir dans un box un peu plus loin.
Luna contemplait tous ces gens en tenues bizarres qui s'agitaient. Les filles portaient des tenues encore plus suggestives que la sienne, minijupes en cuir, bas résille déchirés, push-up en sequins. Quant aux garçons, ce n'était guère mieux. Certains s'étaient barbouillés de fond de teint blanc, et peint des coulées de sang à la commissure des lèvres. Beurk. Que faisait-elle là ? Comme si elle n'avait pas assez de travail ! Elle en avait par-dessus la tête et elle perdait son temps dans ce bouge pour tarés ! En plus, la musique faisait un tel chahut que c'était impossible d'avoir une conversation. Elle regarda sa montre et octroya une heure à Liam pour qu'il fasse joujou en se prenant pour un vampire.
Brusquement, elle sentit une tension dans l'air. Elle tourna la tête vers Liam. Il n'avait pas bougé, mais paraissait soudain sur le qui-vive. Ses yeux fouillaient la salle. Brusquement, il se figea. Un homme impressionnant glissa jusqu'à leur table d'un mouvement fluide. Il devait faire pas loin de deux mètres. De large. Quant à sa hauteur, elle ne dépassait pas le mètre cinquante. Il avait une tête adorable, ronde et chauve, les joues replètes avec deux jolies fossettes, la face souriante d'un bébé d’un an. Luna ouvrit des yeux ronds. Jamais elle n'avait vu un individu pareil. Étrangement, les danseurs s'écartaient à son passage, sans même le remarquer.
– Le Maître vous demande, susurra la chose.
Liam hocha sèchement la tête et cria à l'oreille de son amie.
– Tu m'attends ici ? J'ai un ami à voir.
– Okay, fit-elle, passablement énervée qu'il la plante là.
C'était un des rares jours où elle émergeait de ses cours et où ils pouvaient sortir ensemble. Bien que leur relation dure depuis une dizaine de mois, il ne venait pas la voir plus souvent qu'au début, et elle lui en voulait. Mais comme toujours, elle garda son mécontentement pour elle. Comme Liam s'éloignait, Luna se mit à réfléchir. Pourquoi ne disait-elle jamais rien ? On aurait dit qu'en sa présence, elle n'y arrivait pas.
Elle but quelques gorgées de son « sang ». Il était fort. Kick avait eu la main lourde sur la tequila ! Elle laissa traîner son regard sur les vamps surexcitées. ça puait les phéromones, la sueur et l'alcool. Elle fronça le nez avec une jolie ondulation dans ses taches de rousseur.
– Si vous voulez bien me suivre, murmura une voix à son oreille, anormalement claire dans le tintamarre ambiant.
Luna sursauta violemment. Elle pivota, furieuse contre l'individu qui l'avait effrayée. C'était un homme maigre à faire peur, tout habillé de noir, aux yeux profondément enfoncés dans les orbites. Son air sinistre détonnait dans l'ambiance survoltée de la boîte.
– Pardon ? dit-elle.
– Le Maître souhaite vous voir.
Toujours aussi clair malgré la musique.
– Quel maître ? De quoi parlez-vous ?
– Le… hum… le directeur de cet endroit, mademoiselle.
Son regard la vrillait d'une lumière verte, envahissante, sirupeuse. Obéis ! C'était comme un ordre qui grouillait sous sa peau, montait au cerveau, étouffait sa volonté. La pression devint insupportable. Tous ses muscles se contractèrent. Non mais c'est quoi, ce type ? Sans vraiment s'en rendre compte, elle bloqua quelque chose. L'agression psychique de l'homme s'amoindrit.
– Mademoiselle, dit la créature, de cette voix qui lui parvenait toujours comme si la pièce était silencieuse. Venez.
Luna le regardait, tendue à l'extrême. L'insistance et l'étrangeté de l'individu la poussaient à bondir et détaler au plus vite.